Pour un “Standard social international” sur les mouvements de capitaux

Mediapart – Segesta3756, 14 Fevr 2017

L’économiste Emiliano Brancaccio propose une gestion des relations financières et commerciales entre les pays, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Europe, basée principalement sur la reprise des contrôles sur les mouvements de capitaux et, là où c’est nécessaire, sur les marchandises aussi. Principale innovation : le contrôle des capitaux à l’égard des pays qui font du dumping social.
        
PARLEMENT EUROPEEN
Bruxelles, 7 décembre 2016
Conférence GUE / NGL
“Résistance et alternatives au libre-échange”
        
 
     

Intervention de Emiliano Brancaccio *

Cette conférence est intitulée “Résistances et alternatives au libre-échange.” Le sujet est d’une grande importance, mais je voudrais souligner que le “libre-échange” est déjà en crise depuis quelques années. Les données indiquent que, de 2008 à ce jour, 1196 nouvelles mesures limitant les échanges entre les pays du G20 ont été introduites et jamais retirées, et qu’il y a eu une augmentation de 12% du nombre total de restrictions sur les flux de capitaux internationaux. Ces mesures restrictives ont été adoptées non seulement par des pays relativement petits comme la Malaisie ou l’Argentine, mais aussi par des géants du poids de la Russie, l’Inde, la Chine et surtout les Etats-Unis d’Amérique. Pour la seule période 2014-2015, les États-Unis ont lancé jusqu’à 385 enquêtes antidumping qui ont donné lieu à diverses mesures de rétorsion contre les concurrents. Aujourd’hui Trump le crie sur les toits alors que Obama préférait peut-être le murmurer, mais lorsqu’on y regarde de plus près la politique américaine favorise depuis longtemps le vent protectionniste qui est en train de souffler sur la planète.

La lutte actuelle entre libres-échangistes et protectionnistes est une lutte interne à la classe capitaliste. Cette tendance que Marx appelait “centralisation” détermine un conflit entre capitaux forts qui comptent abattre les frontières douanières pour avancer dans leur oeuvre de hégémonisation des marchés, et capitaux faibles qui se défendent en élevant des barrières. Il est facile de voir que dans cette lutte, le travail et ses représentants résiduels ne sont pas les protagonistes. Le travail est plutôt une variable résiduelle, qui subit les initiatives des autres. De la même manière que le travail a été de la “chair à canon” dans la phase de la mondialisation, dans la nouvelle phase tendancielle du protectionnisme il risque de ne tirer aucun avantage.

Comme nous le savons les causes structurelles, à long terme, de cette position répétée de sujetion politique, sont nombreuses. Les plus importantes se rapportent aux conséquences en termes de décomposition de classe qui se sont accumulées pendant plus de trois décennies, dans la phase de développement et à l’apogée de ce régime d’accumulation qui, pendant plus de trente ans, a tourné autour de la finance privée et aux tendances vers la centralisation des capitaux internationaux qu’elle alimentait paroxystiquement. Cependant, ce régime est entré depuis quelques années dans une période de crise, qui pourra avoir des répercussions plus ou moins importantes sur sa structure, mais qui est néanmoins évidente. La lutte interne à la classe capitaliste, entre protectionnistes et libres-échangistes, représente une manifestation importante de cette crise. Dans des conditions données, elle pourrait se révéler comme une occasion pour les représentants des travailleurs, pour la gauche et pour les mouvements d’émancipation sociale : une occasion pour se clarifier en son sein et, si possible, pour se caler dans la lutte en cours, et tenter de faire retour dans le grand jeu politique.

Pour rendre viables ces objectifs ambitieux, à mon avis, il faudrait d’abord dépasser une querelle prosaïque tout autant que funeste qui gagne du terrain y compris au sein de la gauche, entre les anciens mondialistes a-critiques et les nouveaux apologistes d’un “souverainisme nationaliste” non mieux identifié. Il existe une façon d’aller au-delà du présent différend : nous avons besoin d’unifier les forces intellectuelles et matérielles pour lancer une élaboration collective autour de l’ancien mais non obsolète slogan de l’ “internationalisme du travail.”

Pour atteindre ce but, je soumets à votre attention une proposition qui, sous des formes diverses, en Italie, en France et dans d’autres pays, a déjà généré des discussions intéressantes et a également recueilli un certain consensus dans la sphère politique. J’ai appelé cette proposition de plusieurs façons : “Standard social international sur la monnaie“, ou bien “standard social sur les échanges internationaux“. L’expression probablement la plus efficace est “standard social international sur les mouvements de capitaux”, et là où c’est nécessaire aussi sur la circulation des marchandises[1]. Toutefois, le nom n’est pas si important.

Par toutes ces expressions j’entends une proposition inédite de gestion des relations financières et commerciales entre les pays, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Europe, basée principalement sur la reprise des contrôles sur les mouvements de capitaux, et là où c’est nécessaire aussi sur les marchandises. La principale innovation du “standard social” réside dans le fait que les contrôles sur les mouvements de capitaux devraient être introduits en particulier à l’égard de ces pays qui font du “dumping social” à coups de concurrence à la baisse sur les salaires, sur la fiscalité, sur les droits sociaux et environnementaux, et pour faire cela ils accumulent les déséquilibres commerciaux vers l’étranger. Autrement dit, l’adoption d’un “standard social sur la monnaie” impliquerait des contrôles sur les mouvements de capitaux, et à la limite aussi sur les marchandises à destination et en provenance de ces pays qui accumulent des excédents commerciaux et des prêts vers l’extérieur à coups de “dumping social” interne, ou vice-versa, qui compensent le “dumping social” intérieur par un déficit important vers l’étranger. De cette manière, les relations financières et commerciales entre les pays seraient conditionnées par la décision commune de ne pas recourir à des politiques de concurrence à la baisse sur les salaires, sur les impôts et plus généralement sur les droits. Le barrage des contrôles sur les capitaux, en effet, protégerait les pays qui adhèrent au “standard social” des pays qui font le dumping social et donc qui accentuent les déséquilibres macroéconomiques.

L’idée d’un “Standard international sur les mouvements de capitaux” ne vient pas du néant. On peut faire remonter ses origines à une intuition de Guido Carli, Gouverneur de la Banque d’Italie et apologiste obstiné du “laissez-faire” qui, dans les années ’70 du siècle dernier, utilisa l’expression “labour standard sur la monnaie” dans un sens négatif, pour désigner un état de sujétion des politiques monétaires aux instances du travail et des mouvements de revendication sociale. En réalité, cette sujétion monétaire aux instances sociales avait beaucoup de mérites. Le “standard social” est également le résultat d’une refonte de ce qu’on a appelé le “European wage standard”, une proposition que j’avais avancé en 2011 et qui eut quelques suites au niveau européen. Mais surtout, du point de vue logique le “standard social” peut être considéré comme une synthèse entre le concept de “labour standard” élaboré par l’Organisation internationale du Travail (OIT) et ce qu’on appelle la “clause de la monnaie rare” ** toujours présente dans le statut du Fonds monétaire international (FMI). La combinaison de ces deux mesures, le “standard social” sur les mouvements de capitaux, et plus généralement sur les échanges internationaux, articule le problème du rééquilibrage macroéconomique entre les pays à la question politique de la préservation et du développement des droits sociaux.

Ce n’est pas le lieu pour entrer dans les détails techniques de la proposition. Dans ce contexte, il peut être plus utile d’énumérer les liens entre les propriétés analytiques du “standard social” et quelques unes de ses implications politiques possibles.

En premier lieu, par rapport au “labour standard” de l’OIT et aux anciennes “clauses sociales” citées souvent dans les programmes de plusieurs partis politiques, le “standard social sur les mouvements de capitaux” présente une innovation importante. Les anciennes propositions, comme on le sait, se limitaient à tracer une ligne de démarcation absolue des droits, qui sanctionnait le respect ou moins de certains “standards internationaux”. Par conséquent, de telles solutions tendaient à favoriser les pays avancés au détriment des pays moins développés et c’est même pour cette raison qu’elles finissaient par s’ensabler au cours des négociations politiques. Le “standard social sur les mouvements de capitaux”, au contraire, concerne non seulement les niveaux absolus des droits sociaux, mais aussi leurs possibles variations à la baisse et leurs liens avec les tendances des comptes à l’étranger. Selon le “standard social”, si un pays avancé pratique le “dumping social” en même temps que son déséquilibre avec l’extérieur, il pourra subir des rétorsions même si le niveau absolu des salaires et des droits qui le distinguent est encore haut relativement au niveau mondial. Par conséquent, la proposition ne fait pas de discrimination entre pays moins développés et pays avancés, et donc ne divise pas le Nord du Sud de la planète.

Deuxièmement, en ce qui concerne son utilisation en Europe, le “standard social sur les mouvements de capitaux” contribue également à surmonter les controverses banalisantes autour des destinées de l’Union monétaire, entre les anciens champions de la rhétorique désormais dépassée de la monnaie unique et les nouveaux supporters de la sortie de l’euro comme solution à tous les maux. À cet égard, il est intéressant de noter que le noyau logique du “standard social sur les mouvements de capitaux” pourrait déjà trouver une application partielle par un ou plusieurs pays à la lumière des règles actuelles des Traités européens qui prévoient le recours à des contrôles sur les mouvements de capitaux et qui ont déjà été largement appliquées de manière extensive lors de la crise de Chypre et de la Grèce : le “standard social” suggère en effet une interprétation des normes actuelles encore plus avancée, capable de lier la discipline du six-pack aux mesures relatives au contrôle des capitaux et pouvant alimenter en tant que telle des contradictions dialectiques fructueuses au sein de l’Union. Mais surtout, le “standard social sur les mouvements de capitaux” constitue une proposition réaliste et avancée face à la perspective d’une future implosion de la structure de l’Union monétaire européenne, une éventualité que nous avons considéré à plusieurs reprises comme probable [2]. Le “standard social sur les mouvements de capitaux” représente en ce sens une alternative aux propositions de ceux qui voudraient gérer l’éventualité d’un effondrement de la zone euro tout en laissant le taux de change à la merci du jeu erratique du marché et des spéculateurs, et peut-être même en admettant que les dettes des pays sortants resteraient libellées en euros. Suggérées au cours des dernières années par les parties les plus réactionnaires du spectre politique européen, ces solutions, comme dans le Guépard, visent à changer tout, même la monnaie unique, afin que, dans les rapports de force entre les groupes sociaux impliqués dans la crise, rien ne change fondamentalement. Contre ces solutions, il est urgent d’indiquer une autre voie vers un autre régime monétaire des relations européennes : le “standard social” est une option possible.

Troisièmement, comme preuve de sa ductilité politique, le “standard social sur les mouvements de capitaux” peut résulter d’un accord multilatéral, mais il peut aussi être appliqué immédiatement par un seul pays, puis être étendu à d’autres pays sur la base d’accords ultérieurs de coopération. Les chances de réussite de l’application du “standard social” au niveau d’un seul pays dépendraient de l’état initial de son compte courant et corrélativement, du degré de sa dépendance initiale par rapport à des financements étrangers. Bien sûr, une consolidation du “standard social sur les échanges internationaux” serait d’autant plus probable que le nombre de pays qui s’y seront engagés augmentera dans le temps. Examiné sous cet angle, le “standard social” permet également de comprendre la complexité du problème de l’identification d’un système de relations entre économie interne et internationale qui puisse être appelé progressif, et combien est triviale et fourvoyante la thèse de ceux qui voudraient réduire la phase politique actuelle à une simple dispute entre mondialistes et nationalistes.

Enfin, l’idée d’un “Standard social international sur les mouvements de capitaux” peut être aussi une arme dialectique puissante contre l’avancée de ces droites xénophobes qui reçoivent un consensus depuis des années en invoquant l’arrêt de l’immigration, mais qui ne prononcent pas un mot sur le sujet beaucoup plus important, et logiquement prioritaire, du  contrôle des mouvements de capitaux. Pour être clair : les droites xénophobes proposent d'”arrêter les immigrants” ? Eh bien, la gauche devrait leur opposer la proposition d’ “arrêter les capitaux” qui, par leurs raids internationaux alimentent sans cesse le dumping social, déclenchent le chaos macroéconomique et en dernière instance provoquent aussi des migrations massives désespérées.

Le “standard social sur les mouvements de capitaux” est donc une proposition réaliste, qui peut aider les gauches européennes à développer une position critique alternative à la lutte actuelle entre libres-échangistes et protectionnistes, et surtout peut aider à surmonter le conflit obtus entre les anciens européistes a-critiques et les nouveaux apologistes du souverainisme nationaliste. Cette dispute banalisante et stérile est en train de monter même à l’intérieur de la gauche européenne, et menace de la diviser ultérieurement de manière irrémédiable dans les années à venir. Il faut la dépasser.

Au-delà de l’apologie mondialiste naïve, et contre le revanchisme nationaliste et xénophobe, nous pourrions définir le “standard social sur les mouvements de capitaux” comme un premier pas tangible et non rhétorique, pour la construction d’un nouveau internationalisme moderne du travail.

* Université du Sannio – Italie

[1] Voir aussi E. Brancaccio, “Retour au système monétaire européen ? Un commentaire sur Lafontaine” (Sommet pour un Plan B en Europe, Paris, 23 janvier 2016). Bien que le “standard  social sur la monnaie” puisse trouver une application surtout en dehors de l’Union monétaire européenne, certaines de ses propriétés analytiques sont détectables dans une solution déjà avancée il y a quelques années, dans les propositions de réforme de la zone euro : E. Brancaccio, “Current account imbalances, the Eurozone crisis and a proposal for a ‘European wage standard” (International Journal of Political Economy, 41, 1).

[2] AA.VV., “Avertissement des économistes : les gouvernements européens répètent les erreurs du Traité de Versailles“, Financial Times, 23 septembre 2013 ( www.theeconomistswarning.com ).

Texte de l’intervention de Emiliano Brancaccio à la conférence GUE/NGL “Dans le monde entier, résistances et alternatives au libre-échange” (Parlement Européen, Bruxelles, 7 décembre 2016). Reproduction autorisée en citant la source.

Source :

https://www.emilianobrancaccio.it/2012/12/10/european-parliament-for-an-international-social-standard-on-money/

N.d.T.:
** Clause de la monnaie rare :
“Les principaux domaines d’action du FMI concernent deux domaines essentiels. Le premier a trait à la définition des parties monétaires. Le système de Bretton Woods inaugure un régime de changes fixes basés sur le dollar et l’or mais seulement convertibles en métal jaune par le biais de la monnaie américaine. Afin de garantir la stabilité des parités, toute modification devait être justifiée par une situation de “déséquilibre fondamental” et devait être soumise au Fonds pour accord préalable si celle-ci dépassait 10%. Le second domaine d’action concerne la clause dite de “rareté”. En vertu de cette clause, le FMI pouvait déclarer une monnaie rare si la demande de cette monnaie dépassait les possibilités d’offre en cette monnaie menant à une situation de pénurie de paiements en cette monnaie spécifique. Comme décision ultime, le Fonds pouvait déclarer cette monnaie “rare” et autoriser du même coup ses membres à limiter leurs échanges avec les pays concernés.” (Extrait de “Le Fond Monétaire International, le plan Marshall et la construction des économies européennes 1946-1951“, Jean-François Crombois, Revue belge de philologie de l’histoire, tome 82, fasc. 4, 2004).