“Il va falloir un plan B, la gauche apprenne de la débacle de Tsipras”

mediapart, 19 Juillet 2015

Le site de la revue italienne Micromega – groupe éditorial L’Espresso, dirigée par Paolo Florès d’Arcais, se revendiquant d’ “une gauche qui se veut hérétique et radicalement libre des liens aux partis”, on y trouve en effet des articles assez divers et généralement de bonne qualité voire des essais approfondis sur la version papier – vient de publier un bref entretien avec l’économiste italien Emiliano Brancaccio, sur la crise grecque qui n’est pas seulement grecque. Le point de vue de cet économiste présente l’intérêt de mettre à nu les contradictions et les impasses majeures dans lesquelles la politique européenne de la BCE est en train d’entraîner l’Union monétaire.

Emiliano Brancaccio : “Il va falloir un plan B, la gauche apprenne de la débacle de Tspiras. Il faut mettre de côté la rhétorique européiste et préparer une vision alternative, un ‘nouvel internationalisme du travail”.

17.07.15 – Pour l’économiste la débâcle grecque enseigne que nous devons mettre de côté la rhétorique européiste et mondialiste et préparer une vision alternative, un “nouvel internationalisme du travail.” Et sur le Grexit il répond au Premier ministre grec qui a dénoncé le défaut d’aide des États-Unis, de la Russie et de la Chine: “Si cela est vrai, cela signifie que les grands acteurs du monde ont choisi de ne pas interférer plus que ça dans les affaires européennes, ils laisseront imploser l’Union monétaire à cause de ses contradictions internes.”

Entretien avec Emiliano Brancaccio par Giacomo Russo Spena

“Il est inutile de le nier, le gouvernement et le parlement grec ont capitulé, les apologistes de l’austérité ont gagné une fois de plus. C’est la énième preuve que dans la zone euro, malheureusement, les choses se passent comme nous l’avions prévu.” Les renziens (aile du Parti Démocrate du Premier ministre italien Matteo Renzi, ndt) mettraient lui aussi dans le groupe des “hiboux”, mais l’économiste Emiliano Brancaccio préfère une expression plus raffinée : “Au cours des dernières années, bien malgré nous, beaucoup ont endossé le rôle des Cassandres alertant sur le pétrin qui arriverait mais ils sont restés lettre morte.” Les médias ces jours-ci ont rappelé les lettres publiées dans Il Sole 24 Ore en 2010 et dans le Financial Times en 2013 par lesquelles Brancaccio et ses collègues soulignaient que les recettes de l’austérité, la flexibilité du travail et l’écrasement des salaires auraient provoqué des catastrophes, tout en aggravant la position des pays débiteurs et rendant l’organisation de la zone euro de moins en moins soutenable.

Professeur, à la veille des dernières élections européennes vous avez refusé une demande pour la tête de liste de l’Autre Europe avec Tsipras. Maintenant que le leader grec a accepté l’ultimatum des créanciers, nombreux sont ceux qui – tout en redescendant prestement du char du vainqueur – sont revenus sur votre choix d’alors, tout en le retenant clairvoyant. Est-ce vraiment le cas?

C’est une façon malicieuse d’interpréter cette mienne décision. À l’époque, je refusai la demande pour des raisons professionnelles, et non politiques. Il est vrai, cependant, que depuis le début de la montée de Tsipras j’ai critiqué l’idée qu’une victoire de la gauche en Grèce pusse imprimer un véritable tournant aux orientations de la politique économique de l’Union. Tsipras a contribué à alimenter cet espoir, et aujourd’hui il en paie les conséquences. Mais nous devrions aussi reconnaître que le même rêve velléitaire imprègne depuis des années la plupart de la gauche européenne : s’en prendre uniquement au le Premier ministre grec serait peu honnête. Son effondrement devrait plutôt engager à une réflexion collective sur l’absence, dans toute la gauche, d’une vision suffisamment réaliste des actuels rapports de force entre les pays membres de l’UE et des conflits intercapitalistes qu’ils expriment.

Y a-t-il quelque chose que vous imputez spécifiquement à la conduite de Tsipras des derniers jours?

Je pense qu’il a été surpris par la dimension de la victoire du “non” au référendum. Malgré les banques fermées et le bombardement médiatique en faveur du “oui”, avec une extrême lucidité la grande majorité du peuple grec a rejeté l’accord léonin proposé par les créanciers, laissant au gouvernement la tâche de gérer toutes les conséquences possibles. Je le répète : toutes. Tsipras a déclaré que même si le résultat du référendum ne l’autorisait à envisager l’hypothèse d’une sortie de la Grèce de l’euro, franchement, le jugement m’est apparu déplacé. La vérité c’est que le peuple grec était désormais prêt à tout. Le gouvernement non.

L’ancien ministre des Finances Varoufakis, devenu maintenant l’anti Tsipras au sein de Syriza, a déclaré qu’à son avis, il était nécessaire de “menacer le Grexit” dans les négociations avec les Institutions. Dans le même temps, cependant, il a affirmé qu’un véritable “plan B” de sortie n’avait pas été préparé et qu’il serait compliqué même d’organiser l’impression et la distribution des nouveaux billets. Qu’en pensez-vous?

J’ai de l’estime pour Varoufakis en tant que chercheur, mais cette idée qu’une sortie de l’euro puisse être bloquée par des problèmes pratiques, tels que l’impression de billets de banque, est dépourvue de fondement factuel. Des décennies de pratique de la politique monétaire suggèrent que ces aspects strictement opérationnels sont tout à fait secondaires. À partir du moment où on s’organise pour assumer un contrôle suffisant de l’appareil administratif et surtout de la banque centrale, on peut y faire face dans un délai relativement court.

Mais vous avez vous-même déclaré à plusieurs reprises que pour la Grèce l’abandon de la monnaie unique aurait présenté d’importantes difficultés.

Bien sûr, mais je parlais des principaux nœuds du problème, qui sont d’ordre macroéconomique. Avec d’autres collègues, nous avons essayé d’expliquer que, dans la situation très grave dans laquelle se trouve l’économie grecque une sortie de l’euro et une dévaluation, accompagnées en toute probabilité par un minimum de politique expansive, aurait entraîné, pour une période pas brève, une augmentation de la valeur des importations et donc de l’endettement à l’étranger. La Grèce, par conséquent, aurait eu besoin d’un soutien financier externe de deux ou trois ans pour gérer la transition de l’ancienne à la nouvelle monnaie. L’autre jour, dans une interview accordée à la télévision publique grecque, Tsipras a déclaré avoir rencontré des représentants des États-Unis, de la Russie et de la Chine, et qu’aucun d’entre eux n’a garanti une aide si la Grèce fusse revenue à la drachme. Si le Premier ministre grec a dit la vérité, ce serait l’un des points cruciaux de toute l’affaire. Cela voudrait dire que les principaux acteurs du monde ont choisi de ne pas interférer plus que ça dans les affaires européennes : ils laisseront que l’Union monétaire implose à cause de ses contradictions internes.

Mais pourquoi l’Union devrait-elle imploser? Après tout, les Grecs ont été ré-alignés. N’est-ce pas une preuve de plus des capacités de résilience politique de la zone euro?

La résilience politique du projet européen est minée par l’insoutenabilité économique des dettes. Même le FMI reconnaît désormais que la dette d’Athènes est insoutenable. Mais le problème ne se limite pas à la Grèce. Qu’il suffise de constater que, dans tous les pays débiteurs les taux d’intérêt dépassent systématiquement les taux de croissance du PIB : pour 2015, la différence attendue est plus d’un point en Espagne, de deux points au Portugal, de près de trois points en Italie et de plus de trois points en Grèce. Cela signifie que le rapport entre la dette et le PIB est destiné à croître dans tout le sud de l’Europe. C’est le résultat d’une politique de la BCE qui ne réduit pas suffisamment les taux d’intérêt, et d’une politique budgétaire qui reste ancrée à la doctrine de l’austérité et donc continue à ralentir la croissance de la production. À ce rythme, les contradictions entre créanciers et débiteurs sont destinées à croître ultérieurement, jusqu’à exploser.

Le FMI même insiste sur la nécessité de réduire la dette de la Grèce, et l’Italie et la France se rangent derrière lui. L’Allemagne et les autres créanciers, cependant, sont opposés. La perspective d’une renégociation de la dette grecque est-elle réaliste ?

Tant que les pays d’Europe du Sud reste dans l’euro, pour les créanciers il n’est pas rentable d’engager une renégociation. Les choses changent, cependant, si un pays décide de sortir. Prenez par exemple le projet de l’Eurogroupe qui reprenait la proposition de Schäuble de favoriser une sortie de la Grèce de l’euro. Le ministre allemand a voulu inclure dans le document un élément apparemment surprenant, dans lequel il était affirmé que si les Grecs allaient revenir à la drachme il aurait été possible d’engager une renégociation de la dette. C’est-à-dire précisément la renégociation que l’Allemagne entend nier aux pays qui restent dans l’euro.

Comment expliquez-vous cette ouverture?

Schäuble et les créanciers craignent que, une fois la zone euro abandonnée, un pays puisse décider de dénommer les dettes aussi dans la nouvelle monnaie dévaluée, indépendamment de la législation en vertu de laquelle elles ont été émises. La longue histoire de défauts souverains nous dit que cette éventualité est plus probable que ce que certains analystes qui font fureur aujourd’hui sont capables de reconnaître. Tout en agitant la carotte de la renégociation, Schäuble voudrait convaincre les pays qui abandonneraient l’Union de maintenir les dettes en euros. Mais il n’est pas dit qu’il y parvienne. Avec cet ajout Schäuble a révélé l’un des points faibles des créanciers : le risque de se retrouver avec des dettes fortement dévaluées si la zone euro explose.

Vous avez évoqué à plusieurs reprises le danger qu’un éventuel effondrement du projet européen trouve les gauches impréparées et ouvre les vannes à une nouvelle ère politique de l’ultra-droite. La parabole de Tsipras risque de créer une grande désorientation dans la gauche européenne, depuis Podemos en Espagne, au Sinn Fein en Irlande jusqu’à la “coalition sociale” naissante en Italie. Quelles leçons politiques peut-on tirer de ce qui est arrivé à la gauche grecque ?

Si l’on veut vraiment gouverner en ces temps très difficiles, il faut mettre de côté la rhétorique européiste et mondialiste et il faut pré-disposer au moins un “plan B”. Il faudrait une nouvelle vision, je l’appelle “nouvel internationalisme du travail”, qui favorise les relations économiques entre les pays qui respectent certaines normes sociales et introduise par contre certaines limites dans les échanges avec ces pays qui, afin d’accumuler des excédents vers l’étranger, insistent avec une pernicieuse politique déflationniste, faite d’écrasement des salaires et de dépression de la demande intérieure. Il s’agit d’un travail complexe, je ne sais pas dire s’il y a les conditions objectives pour le démarrer. Cependant, je pense que ce serait l’une des pièces nécessaires pour endiguer la vague montante d’un nouveau mélange de droite, fait de libéralisme et de xénophobie, qui recueillera de plus en plus de consensus avec l’aggravation des contradictions internes à l’Union.

Emiliano Brancaccio est chercheur et professeur en Economie Politique de l’Université du Sannio, à Benevento (Italie). Il est l’auteur de plusieurs essais dans le domaine des théories comparées du développement et de la distribution, de la théorie monétaire, de la politique économique européenne. Il a publié des articles sur plusieurs revues internationales parmi lesquelles Cambridge Journal of Economics et Review of Political Economy. Il a écrit et dirigé plusieurs livres publiés par des maisons d’édition italiennes et internationales, parmi lesquelles Palgrave Macmillian, Routledge, Il Saggiatore, Feltrinelli. Il a été parmi les promoteurs de deux documents contre les politiques restrictives adoptées en Europe, signés par nombreux représentants de la communauté académique internationale : la Lettre des économistes (Il Sole 24Ore, 10 juin 2010) et The Economist Warning (Financial Times, 23 septembre 2013). On peut retrouver ses contributions, entre autres, dans Il Sole 24Ore, – qui l’a défini comme étant marxiste mais ouvert aux innovations inspirées par Keynes et Piero Sraffa – dans la revue de géopolitique Limes, et dans le quotidien Il Manifesto (2001- 2011), et dans son blog.